19.
Sky et Hunter
11 mars 1984
Nous avons conçu un enfant. Ce n’était pas notre intention, mais c’est arrivé quand même. Voilà deux semaines que j’essaie de trouver le courage de me faire avorter pour que cet enfant ne souffre jamais comme nous avons souffert. Mais j’en suis incapable. Les forces me manquent. Le bébé grandit en moi et il verra le jour en novembre.
Ce sera une fille. Une sorcière. Mais je ne lui apprendrai pas notre art. La magye ne fait plus partie de ma vie et il en ira de même pour mon enfant. Nous l’appellerons Morgan, comme la mère d’Angus. C’est un nom puissant.
M.R.
* * *
Vendredi soir, Sharon est passée me prendre : on avait rendez-vous chez Cal avant d’aller au cinéma avec Jenna, Matt et Ethan. Comme Ethan était assis à côté d’elle sur le siège passager, je me suis installée à l’arrière.
Ils ont passé tout le trajet à s’envoyer des vannes et je me suis demandé quand ils allaient enfin se décider à sortir ensemble.
Malgré la conduite acrobatique de Sharon, on est arrivés chez Cal en un seul morceau. La voiture de Matt était déjà là, ainsi qu’une douzaine d’autres véhicules.
— La mère de Cal doit organiser un cercle, a déclaré Sharon.
Je n’avais pas revu Selene depuis le jour où elle m’avait aidée à apaiser mes peurs, et je voulais en profiter pour la remercier une nouvelle fois.
Quand Cal nous a ouvert la porte, il m’a embrassée et nous a guidés vers la cuisine. Matt avait déjà un verre à la main et Jenna était en train de téléphoner au cinéma. Elle a raccroché et nous a dit que le film commençait à huit heures et quart. On devait donc partir vers sept heures quarante-cinq.
— Bon, ça nous laisse un peu de temps, a dit Cal. Vous voulez boire quelque chose ? Par contre, je vous demanderai de ne pas faire trop de bruit car le coven de ma mère se réunit ce soir.
Je lui ai expliqué que je comptais remercier Selene pour son aide, et il m’a guidée vers le grand salon. Comme le cercle ne commençait pas avant dix heures, on pouvait entrer sans les déranger. La pièce était illuminée par une centaine de bougies au moins et un parfum d’encens flottait dans l’air. Autour de nous, des hommes et des femmes discutaient par petits groupes.
— Morgan, ma chérie, comme je suis contente de te voir !
C’était Alyce, de Magye Pratique, qui était venue à ma rencontre. Elle portait une longue robe violette et elle avait détaché ses cheveux argentés, qui tombaient en cascade sur ses épaules.
— Bonjour, ai-je murmuré.
J’avais oublié qu’elle était membre de Starlocket, tout comme David, le vendeur qui me rendait nerveuse. Quand j’ai aperçu ce dernier à l’autre bout de la salle, il m’a souri, et je me suis forcée à faire de même.
— Comment ça va ? m’a demandé Alyce, et je savais que ce n’était pas seulement par politesse.
— Comme ci, comme ça.
Elle a hoché la tête, à croire qu’elle me comprenait parfaitement.
Cal, qui avait lâché ma main pour un instant, est alors revenu avec sa mère. Elle aussi portait une robe longue, mais la sienne était d’un rouge vif parsemé de lunes, d’étoiles et de soleils dorés. L’effet était saisissant.
— Bonjour, Morgan, m’a-t-elle saluée de sa voix suave.
Elle m’a pris les mains et fait la bise. Cette démonstration d’affection m’a flattée. Puis elle a posé une main sur ma joue et plongé ses yeux dans les miens. Au bout de quelques secondes, elle a hoché la tête.
— Ça a été difficile, a-t-elle murmuré, et je crains que le pire ne soit à venir. Mais tu es très forte…
— C’est vrai, ai-je répondu en me surprenant moi-même. Je suis très forte.
Selene m’a observée un moment, puis elle nous a souri, à tous les deux. Apparemment, elle approuvait notre relation. Cal a souri lui aussi et m’a pris la main.
Sa mère a parcouru la foule des yeux, puis elle a dit :
— Cal, je voudrais te présenter quelqu’un.
J’ai suivi son regard et j’ai failli sauter au plafond en apercevant la sorcière blonde du cimetière. J’allais parler lorsque la main de Cal s’est crispée dans la mienne. Je me suis tournée vers lui et son expression m’a presque brisé le cœur : il avait l’air… d’un prédateur observant sa proie. J’ai soudain eu l’impression de ne pas le connaître vraiment.
Nous nous sommes approchés d’elle et Selene a fait les présentations :
— Sky, voici mon fils, Cal.
Ils se sont salués sans se quitter du regard. Je la haïssais, elle et ses yeux noirs sans fond. J’avais l’estomac noué et j’aurais voulu me jeter sur elle, lui griffer le visage et lui arracher les yeux. Puis Cal a pivoté vers moi et m’a présentée comme sa petite amie, ce qui m’a vaguement rassurée.
— Bonjour, Morgan, a-t-elle dit de sa belle voix mélodieuse où perçait son accent britannique.
Bizarrement, j’ai eu envie de l’entendre chanter, réciter des incantations et jeter des sorts. Ce pour quoi je l’ai haïe encore plus.
— Selene m’a beaucoup parlé de toi, j’ai hâte qu’on fasse connaissance.
« Tu peux toujours courir, blondasse. » Enfin, ça, c’est ce que j’aurais voulu lui répondre. Mais je me suis forcée à grimacer un sourire.
— Cal, je crois que tu as déjà rencontré Hunter.
La personne qui se trouvait derrière elle s’est retournée et j’en ai eu le souffle coupé. Si on pouvait dire que Sky était lumineuse, Hunter, lui, ressemblait carrément à un rayon de soleil. Des cheveux dorés très clairs encadraient un visage pâle, des petites taches de son recouvraient son nez et ses joues, et ses grands yeux étaient d’un vert limpide. Sa beauté ne pouvait qu’attirer l’attention, mais je ne pouvais m’empêcher de le haïr lui aussi.
— Oui, on se connaît, a répondu Cal d’un ton sec.
— Salut, a dit Hunter avant de se tourner vers moi. Et toi, tu es… ?
J’ai deviné à son accent que lui aussi était anglais. Je n’ai pas répondu.
— Morgan, a précisé Sky. La copine de Cal.
Je suis restée silencieuse tandis que Hunter me dévisageait comme s’il cherchait à voir mon squelette. Je n’avais plus qu’une envie, partir loin de ces deux-là.
— Cal, ai-je réussi à articuler. Il faut qu’on y aille, tu sais.
C’était faux, il nous restait au moins une demi-heure, mais je n’en pouvais plus.
On les a salués puis, au moment où nous franchissions la porte de la pièce, Selene a rappelé Cal. Je suis partie l’attendre dans le couloir, l’esprit torturé par des images de lui et de Sky enlacés. Quelle nulle ! La jalousie ne servait à rien et n’apportait que des ennuis. Mais c’était plus fort que moi.
Je me voyais mal retrouver les autres dans cet état, alors je suis passée par la salle d’eau du rez-de-chaussée pour me rafraîchir le visage et boire un peu.
Qu’est-ce qui m’arrivait ? Je n’avais jamais réagi aussi violemment face à quelqu’un. Au bout de quelques minutes, je me suis sentie apte à regagner la cuisine. Je me suis engagée dans le couloir, mais j’ai entendu les voix de Sky et de Hunter venir dans ma direction.
Je me suis tapie contre le mur, comme si je pouvais me fondre dedans. Soudain, un clic a retenti et je suis tombée en arrière. J’ai réussi à retrouver mon équilibre et, quand j’ai vu où je me trouvais, je suis restée bouche bée. Je venais d’ouvrir une porte dérobée !
Tandis que les voix se rapprochaient, je suis entrée dans la pièce et j’ai refermé la porte tout doucement. Une poignée bien visible m’assurait que je pourrais sortir facilement. J’ai plaqué l’oreille contre le bois. Ouf ! leurs voix s’éloignaient. Même en me concentrant, je n’ai pas réussi à saisir ce qu’ils se disaient. Pourquoi est-ce qu’ils me faisaient un tel effet ? Pourquoi avais-je si peur ?
Je me suis retournée et là, incroyable, j’ai vu que j’étais dans le bureau de Selene ! Dans une chambre secrète ! En face de la fenêtre, une table de banquet était couverte de mortiers et de pilons de toutes tailles et de petits chaudrons. Un canapé en cuir massif occupait le centre de la pièce, près d’un bureau ancien où trônaient un ordinateur et une imprimante. Mais, ce qui m’a laissée sans voix, ce sont les étagères de chêne qui recouvraient tous les murs, du sol au plafond. Des étagères remplies de livres !
Comme la petite lampe du bureau était allumée, je me suis approchée des rayonnages pour déchiffrer quelques titres, et j’ai soudain complètement oublié que mes amis m’attendaient pour aller au cinéma.